lundi 29 août 2011

L’image des canuts et de la Croix-Rousse

En 1852 va paraître un livre écrit par un jeune écrivain Francis Linossier (1826-1895). Il n’a que vingt-six ans, il est né à St Uze dans la Drôme mais ce roman intitulé Les Mystères de Lyon témoigne d’une grande connaissance de la ville et sera énormément lu, devenant une référence. Un roman mais qu’il faudrait mieux qualifier de tableau de Lyon… romancé. C’est un mélange adroit de vérités historiques et de sentiments suggestifs ayant parfois un lointain rapport avec la réalité. L’inconvénient est de croire que tout ce qui est écrit est vrai. Et l’histoire des tisseurs de soie, l’histoire de la Croix-Rousse sont sans aucun doute les exemples de cette dérive. Ce n’est pas sans conséquence et l’on peut penser que la multiplication de ces ouvrages, de ces types de récits ont conduit à cette image brouillée des canuts qui est souvent aujourd’hui, au mieux une image folklorique ou romantiquement révolutionnaire, au pire une image d’acteurs d’une période qu’il faut mieux cacher et oublier pour ne garder que les produits commerciaux qui ont fait la réputation de Lyon. Les extraits de ce livre peuvent amener à une réflexion pouvant éclairer quelques contradictions en ce qui concerne le regard porté sur les canuts mais aussi des écrits que certains ne craignent pas de reprendre aujourd’hui.
« … La Croix-Rousse est uniquement peuplée d’ouvriers en soie. Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil on n’y entend que le bruit monotone et régulier du battant frappant l’étoffe. C’est une immense ruche dans laquelle chacun travaille, dans les proportions de ses forces et de son âge ; point de paresse, car la paresse c’est la misère, le besoin et la faim, qui conduisent à l’hôpital et à la charité.
Parfois dans ces commotions politiques qui ébranlent le monde (…) la Croix-Rousse une masse noire et armée.
D’où vient ce peuple en guenille ? Quels sont ces truands aux regards sinistres, ces Huns à la peau jaune et rance, hurlant des refrains cyniques, de profundis chanté sur tout pouvoir qui se meurt ?
Les habitants de la Croix-rousse justifient-ils la triste réputation que lui fait la presse dans le monde ?
C’est une erreur.
Il y a deux populations : la première se compose d’ouvriers laborieux, honnêtes, ayant leur famille, leur maison, leur intérieur ; la seconde se compose de cette population flottante d’étrangers venus en grande partie du Piémont, de la Savoie et de la Suisse, espèces de bohêmes n’ayant ni feu ni lieu, aimant le désordre, parce que le désordre c’est le pillage ; ne redoutant pas la mort, parce que leur vie est inutile à eux et aux autres ; génies malfaisants, soufflant les idées du mal à celui qui patient, subit les douleurs des tristes jours en attendant un avenir meilleur.
Si les émeutes n’avaient pas pour instigateurs les mauvais, elles n’auraient pas pour auxiliaires le nombre immense de ceux qui souffrent ; supprimer les premiers, vous réduirez les seconds à l’impuissance, car ils écouteront la voix qui leur parlera, et avant de prendre le fusil, une bonne pensée leur viendra au cœur, ils déposeront leurs armes et resteront honnêtes.
La Croix-Rousse n’est pas le rocher de Sisyphe, que Lyon repousse toujours et qui retombe toujours ; c’est un champ où l’ivraie est mêlée au blé, arrachez l’ivraie et il n’y aura plus que le blé utile. »
Francis Linossier qui fut rédacteur en chef du Salut Public, après un exposé remarquable sur l’organisation de la Fabrique, revient sur les hommes qui la compose.
« … Aussi à mon avis, le compagnon est la lèpre de la Croix-Rousse, il est l’esprit mauvais, le conseiller infernal prêchant l’émeute, se jetant à corps perdu dans toutes les idées politiques qui flattent son amour-propre et tentent sa cupidité. – Viennent ces jours funestes où par une de ces circonstances imprévues le commerce est brusquement arrêté, le compagnon se trouve dans l’impossibilité matérielle de vivre, ses bénéfices minimes suffisant à ses dépenses journalières, n’ayant pas pu lui permettre de se préparer quelques ressources pour les moments de chômage, que fera-t-il ? - Retourner dans son pays serait le parti le plus sage, et c’est précisément parce qu’il est le plus sage qu’il ne prend pas. – Seul, isolé, livré à lui-même, jeune sans expérience, il est condamné à l’oisiveté et l’oisiveté est toujours le vice.
Voilà où est le mal. – Mais le remède ? – Le remède est facile, qu’une loi interdise aux étrangers sans ressource de s’établir à Lyon ; l’hospitalité est une vertu noble et grande, cependant elle a ses limites, elle ne doit pas être dangereuse pour ceux qui l’offrent. – En rendant plus difficile l’établissement des nouveaux venus, on favorisera les véritables travailleurs, et on donnera à l’agriculture les bras qui lui manquent ; car l’émigration part de la campagne, elle se recrute parmi les paysans avides de jouissances de la grande ville, et qui, paresseux, espèrent de plus beaux résultats d’un travail moins grand.
De ce mode de vie, de ces rapports journaliers entre le compagnon et la compagnonne, vient le libertinage. La religion, le décorum, ce pavillon protecteur, qui dans le monde élevé soutient la vertu, n’existe pas dans la classe ouvrière : le mariage est quelquefois le résultat de ces liaisons, mais il n’est pas à cour sur le but.
Le type le plus laid et le plus repoussant est celui du lanceur.*
Enfant corrompu, au langage cynique, il a une maîtresse il fume, il joue au billard ; il est l’habitué le plus fidèle des bastringues ; - dans les émeutes il marche au premier rang, il se bat pour se battre ; et dans les sinistre époques de 1834, plus d’un soldat est tombé sous la balle meurtrière d’un de ces gamins vicieux et méchants.
*Le lanceur est un enfant de dix à douze ans que l’ouvrier en soierie emploie pour lancer la navette, dans les étoffes telle que les châles, trop larges pour qu’un homme seul puisse, en étendant les bras, faire aller lui-même la navette. »

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